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Latitudes nomades
30 mars 2012

New York

J'aime New York. J'ai appris à l'aimer. Je me suis habitué à ses ensembles massifs, à ses grandes perspectives. Mes regards ne s'attardent plus sur les façades, en quête d'une maison qui, par impossible, ne serait pas identique aux autres maisons. Ils filent tout de suite à l'horizon chercher les buildings perdus dans la brume, qui ne sont plus rien que des volumes, plus rien que l'encadrement austère du ciel. Quand on sait regarder les deux rangées d'immeubles qui, comme des falaises, bordent une grande artère, on est récompensé : leur mission s'achève là-bas, au bout de l'avenue, en de simples lignes harmonieuses, un lambeau de ciel flotte entre elles.

New York ne se révèle qu'à une certaine hauteur, à une certaine distance, à une certaine vitesse : ce ne sont ni la hauteur, ni la distance, ni la vitesse du piéton. Cette ville ressemble étonnamment aux grandes plaines andalouses : monotone quand on la parcourt à pied, superbe et changeante quand on la traverse en voiture.

J'ai appris à aimer son ciel. Dans les villes d'Europe, où les toits sont bas, le ciel rampe au ras du sol et semble apprivoisé. Le ciel de New York est beau parce que les gratte-ciel le repoussent très loin au-dessus de nos têtes. Solitaire et pur comme une bête sauvage, il monte la garde et veille sur la cité. Et ce n’est pas seulement une protection locale : on sent qu'il s'étale au loin sur toute l'Amérique ; c'est le ciel du monde entier.

J'ai appris à aimer les avenues de Manhattan. Ce ne sont pas de graves petites promenades encloses entre des maisons : ce sont des routes nationales. Dès que vous mettez le pied sur l'une d'elles, vous comprenez qu'il faut qu'elle file jusqu’à Boston ou Chicago. Elle s’évanouit hors de la ville et l'œil peut presque la suivre dans la campagne. Un ciel sauvage au- dessus de grands rails parallèles : voilà ce qu'est New York, avant tout. Au cœur de la cité, vous êtes au cœur de la nature.

(Jean-Paul Sartre, Situation III, 1945)

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28 mars 2012

Le vide

"La comédie de la vie serait bien plus captivante si chacun préservait le sens de l'unité. Conserver le sens de la proportion des choses et donner leur place aux autres sans pour autant perdre la sienne, tel serait le secret de la réussite dans le théatre du monde. Pour bien jouer notre role, nous devons connaitre l'ensemble de la pièce ; et, dans le meme temps, la conception de la totalité ne doit jamais se perdre dans celle de l'individualité. Lao Tseu illustre ce point par sa célèbre métaphore du vide. Ce n'est qu'au sein du vide, affirme t'il, que demeure l'essentiel. L'utilité de la cruche réside dans son espace vide, capable de contenir l'eau, non dans sa forme ou sa matière. Le vide est tout puissant parce qu'il embrasse tout". (Le livre du thé, Okakura)

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18 mars 2012

Aujourd'hui j'ai écrit une nouvelle

Une balade en mer

I

Les conversations naissent au gré des gestes, chacun occupé à faire voguer le bateau ou scruter l’horizon, le visage offert aux rayons du soleil et à la pluie salée des vagues. Le vent porte les mots de l’un à l’autre et les dialogues s’entrecroisent, restent en suspens puis reprennent, tandis que l’interlocuteur change, tantôt arrimé à la corde, tantôt reprenant la barre pour laisser le plus musclé des navigateurs déployer le grand foc.

Au fil des jours, ils ont trouvé leur place. Chacun est devenu un rouage, pourfendeur des vents cléments, la météo marine l’avait bien dit avant le départ.

S’offrir une croisière en avril, ils l’avaient décidé d’un coup d’un seul. Autour d’un vieux Cognac retrouvé au fond du placard, à la fin d’une soirée passée à refaire le monde, réinventer l’industrie du disque ou carrément la société. Une soirée où l’on avait fini par lâcher son envie de larguer les amarres. Parmi la dizaine de copains présents ce soir là, six avaient finalement pu se libérer. Et les voilà sur le quai, Luc et Mina, Victor, Ben, Dune et Vincent, qui s’est joint à eux au dernier moment.

Ils voulaient s’offrir une parenthèse, se ressourcer. C’est en regardant leurs six baluchons posés devant eux qu’ils ont réalisé : ils sont tous les six, rien que tous les six. Comme il y a huit ans…

Une hésitation imperceptible plane sur l’équipage au moment d’embarquer. Pourquoi partir en mer ensemble ? Est-ce pour se libérer de ce pacte qui les lie depuis trop longtemps ? Tour à tour, ils enjambent le bastingage.

II

Mina ne parvient pas à trouver le sommeil. Les vagues fouettent la coque tandis qu’elle se hisse hors de la cabine. Dune est sur le pont, emmitouflée dans une couverture.

- Tu crois qu’on aurait pu faire autrement ?

- Je me pose la question depuis huit ans et chaque insomnie me propose une variante…

- C’est la première fois qu’on se retrouve tous les six sur un bateau depuis cette nuit là.

- Quand j’ai accepté de venir, je n’avais pas envisagé cette éventualité. On ne se retrouve jamais tous les six, il y a toujours au moins Bob et Lucie, ou Tom, ou Maud…

- Comme si notre inconscient s’était arrangé avec le temps et le nombre : ne jamais se retrouver tous les six. C’est vrai, ça n’est pas arrivé en huit ans.

- Toujours se parler les uns aux autres sans se retrouver tous ensemble, au même moment…

- Pour écarter la possibilité de revivre les circonstances. Eviter que nous soyons côte à côte, comme si les mêmes énergies pouvaient produire les mêmes effets à nouveau…

Ben arrive sur le pont, suivi de Victor et Vincent. Comme pour illustrer sa dernière phrase, Mina retourne dans sa cabine. Elle retient Luc qui s’apprêtait à en sortir.

III

Les conversations continuent au gré des gestes, chacun occupé à faire voguer le bateau ou scruter l’horizon, le visage offert aux rayons du soleil et à la pluie salée des vagues. Le vent porte les mots de l’un à l’autre et les dialogues s’entrecroisent, restent en suspens puis reprennent, tandis que l’interlocuteur change, tantôt arrimé à la corde, tantôt reprenant la barre pour éviter qu’une trame se tisse au fil des mots.

En pleine mer, les six puisent dans la force des éléments. Ils deviennent le vent et gonflent les voiles, ils se diluent dans la mer et battent la coque fragile du bateau, ils atteignent le soleil et brûlent, ils filent avec les étoiles. La tension du huis clos renaît au clair de lune.

Cette nuit là sur le pont, Ben et Victor retrouvent Dune.

- Salut les gars. Et les autres vies ? Celles qu’on garde en son for intérieur et qui nous taraudent, les nuits sans sommeil, les avez-vous déjà racontées à d’autres que vous-même ? Ces vies faites d’hypothèses, dont certaines étapes sont rayées de la carte, balayant un moment effroyable où tout a basculé sur un bateau comme celui-ci…

Les questions de Dune se heurtent au silence de Ben et Victor. Le lien qui les unit malgré eux – à qui la faute, s’ils se trouvaient là, ensemble, à ce moment là ? – révèle le pan le plus fragile de leur être. Après le pacte qu’ils ont scellé, une amnésie bienveillante s’est emparée d’eux, les laissant continuer leur route sans claudiquer. 

Luc les rejoint et rompt leur silence.

- Moi, je me suis souvent demandé : Aurais-je relu tous les Agatha Christie en quelques nuits ? Aurais-je commencé des études d’océanographie après avoir raté le concours de commissaire ? Aurais-je fait une retraite chez les moines Bénédictins, puis une autre chez les Bouddhistes, en quête de paix de l’esprit ?

Un sanglot arrête Luc dans sa tirade. Mina sort de la cabine en titubant, suivie de Vincent, qui tente de la réconforter. Les six amis sont réunis sur le pont baigné de lumière. C’est la pleine lune. Le vent fait gronder les vagues et chasse quelques nuages. Après avoir aidé Mina à s’installer sur le pont, Vincent s’accoude. Il veut parler à son tour. Soudain le bateau se met à tanguer dangereusement, à plusieurs reprises. Chacun s’accroche mais Vincent, mal appuyé, bascule par dessus bord.

IV

 Les cinq amis ont scruté la mer dans la nuit, en vain. Un nuage a voilé la lune, comme pour les en empêcher. Ils ont jeté cordes et bouées, mais Vincent ne s’est pas agrippé. Saisi par le froid, il a coulé à pic. Vincent avait rejoint l’équipage au pied levé, sans en avertir ses proches. Sur le pont du voilier, erratiques, les survivants maudits ne peuvent croire que, comme huit ans avant… Ils réunissent les effets personnels de la victime et les jettent par dessus bord. Jusqu’à l’aube, ils effacent soigneusement toutes les traces d’empreintes de leur ami sur le voilier. La mer, le vent, les étoiles, la lune et le soleil sont là, immuables, noyant la folie dans l’immensité.

V

Les conversations naissent au gré des gestes, chacun occupé à faire voguer le bateau ou scruter l’horizon, le visage offert aux rayons du soleil et à la pluie salée des vagues. Le vent porte les mots de l’un à l’autre et les dialogues s’entrecroisent, restent en suspens puis reprennent, tandis que l’interlocuteur change, tantôt arrimé à la corde, tantôt reprenant la barre pour laisser le plus musclé des navigateurs déployer le grand foc.

 Fin

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