Faut-il désacraliser l'enfance ? La psychanalyste Claude Halmos nous
explique pourquoi, en idéalisant cette étape de la vie, on finit par
freiner l’épanouissement de nos chérubins. (Source : un (bon)
magazine de presse féminine, chez le coiffeur)
E. : On les
désire, on les choie, on les gate... Il semble qu'on s'est rarement
autant occupe des enfants qu'aujourd'hui.
Claude Halmos : Oui,
mais on s'en occupe d'une façon qui mérite d’être remise en question. Le
statut de l'enfant a changé. De nos jours il est considéré comme une
personne et les parents n'ont plus de repères. Nombre d'entre eux
semblent terrorisés à l’idée de les faire souffrir. Cela pourrait passer
pour du respect. Mais ça n'en est pas. Parce que, sans que les parents
s'en rendent compte, cet enfant n'est pas pour eux une personne à part
entière (avec ce que cela suppose de droits mais aussi de devoirs).
C'est une sorte de personnage fétichisé, sacralisé, face auquel ils ne
savent pas comment se conduire et cela les angoisse. Et il y a une
vision de plus en plus prégnante de l'enfance conçue comme un temps
protégé et précieux dont l'enfant devrait bénéficier le plus longtemps
possible. Les parents projettent sur lui leur vision d'une enfance
idéalisée, d'une sorte de paradis vert qu'il faudrait quitter le plus
tard possible. ("il a bien le temps, il est encore petit...").
E. :
Ça fait tout de même un certain temps qu'on parle de l'enfant comme une
petite merveille et de l'enfance comme un paradis...
C. H. : Oui,
ce n'est pas nouveau. Freud dit d'ailleurs que pour vivre, l'adulte
doit renoncer à la toute-puissance de sa petite enfance, mais qu'il ne
l'abandonne jamais vraiment tout à fait. Et que, des qu'il devient
parent, il la reporte sur son enfant dont il fait, dit-il, "sa majesté
le bébé". Mais ce processus se radicalise et s’accélère. Parce que la
vie est de plus en plus dure pour les parents. Pour certaines classes
sociales, la situation, du fait du chômage, est dramatique. Mais même
pour les autres c'est dur. Surtout, il n'y a plus de sécurité. Tout
peut basculer a tout moment. Alors les parents essaient de donner a
leurs enfants ce qu'eux mêmes n'ont plus. Ils retardent le moment ou ils
devront affronter ce qu'eux même affrontent. Et ils le font d'autant
plus que, dans une société ou on peut tout perdre, l'enfant est la seule
"possession" qui leur semble encore assurée. D’où cette idée de valeur
refuge. Valeur refuge parce que la crise économique ne pourra pas leur
prendre. Et valeur refuge parce que les parents peuvent, en se réfugiant
dans l'enfance de leur enfant, se protéger un peu de la violence du
monde. L'enfance magique qu'ils rêvent de lui donner, c'est en fait
celle qu'ils voudraient retrouver (même et surtout s'ils n'en ont pas
eu).
E.: Quelles sont les conséquences quand on considère son enfant comme une valeur refuge ?
C.H. : C'est terrible. Le malheur des parents entraine celui des enfants. Parce que l'enfant a besoin d'une enfance pendant laquelle ses parents l'aiment, l'entourent et le protègent. Mais il a surtout besoin que cette enfance soit un temps de construction. C'est a dire un temps de découverte progressive de lui même (de ses capacités) des autres et du monde. Et il ne peut faire ces découvertes (qui sont la source de son épanouissement) que si ses parents l'y invitent , et parfois l'y pousse. Grandir, avancer dans la vie, cela suppose pour l'enfant, d'abandonner, a chaque étape, des choses (le biberon pour la cuillère, le quatre pattes pour la position debout, etc.). L'aider a grandir c'est l'aider a supporter tous ces manques que son développement lui impose. Or aujourd'hui, on voit en consultation de plus en plus d'enfants qui vont mal parce que, par crainte de les faire souffrir, on ne leur donne pas le "coup de pouce" dont ils ont besoin pour avancer. On les lave, on les assiste aux toilettes, on les laisse encore prendre un biberon a 5 ans et plus... Cela finit par les rendre malheureux, mais cela les empêche surtout de se construire. Les éduquer, ce n'est pas leur fabriquer la nursery idéale. C'est les aider a développer en eux toutes les forces dont ils auront besoin pour vivre dans le monde. Le fantasme parental du "paradis de l'enfance" risque de transformer en enfer la vie d'adulte de nombreux enfants. Il faudrait vraiment que les parents l'entendent.
E. : Pourquoi est-ce plus difficile aujourd'hui pour les parents ?
C.H. : La difficulté de concevoir que l’autorité puisse ne pas être répressive. C'est la grande peur des parents : frustrer, réprimer... Il y a le statut de l'enfant qui a change : on sait aujourd'hui que son psychisme est aussi complexe que celui d'un adulte. Des lors, comment se poser, face a lui, en adulte ? Les parents sont pris dans une sorte de vertige : "si je dois le respecter, de quel droit puis-je lui imposer ceci, lui interdire cela ?"
E. : Les enfants comme valeur refuge, cela a des conséquences, mais cela en a-t-il sur le couple, sur la vie de famille ?
C.H. : Bien sur. Parce que l'enfant qui n'a pas assez de limites (et qui n'est jamais heureux) rend souvent la vie impossible a toute la famille. Tout est prétexte a conflit, sans fin. Et dans une famille ou l'enfant est le centre du monde, la vie de couple est reléguée au second plan. Quand on s'est épuisé a essayer de coucher le bambin, passer a l’érotisme n'est pas chose aisée... surtout s'il a transforme la chambre parentale en salle de jeux !
E. : Pensez-vous que cette façon de considérer les enfants soit commune aux hommes et aux femmes ?
C.H. : Je ne crois pas qu'il y ait de différence notables dans la maniere de concevoir l'enfant, mais dans la mesure ou les femmes ont, pour l'essentiel, la charge des enfants, elles paient le prix fort de cette theorie qui accroit leur culpabilite, leur crainte de ne jamais en faire assez.
E. : Et la société, considère-t-elle aussi les enfants comme une valeur refuge ?
C.H. : Il y a aujourd'hui un décalage frappant entre la façon dont la société traite les enfants et ce que ces mêmes enfants représentent pour leurs parents. La société les traite de plus en plus mal. Dans les crèches, les écoles, les collèges, on réduit le personnel. Et on réduit par la même la place du dialogue, de l’éducation, de la prévention. Des lors, il arrive de plus en plus souvent que les adolescents commettent des actes violents que l'on aurait très bien pu éviter si on avait su écouter leur détresse. Or, non seulement on ne se donne pas les moyen de le faire, mais quand l'acte a eu lieu, on l'utilise pour justifier l'arsenal répressif. On parle par exemple d'installer des portiques pour détecter les armes a l’entrée des établissements scolaires. Et cela va dans le même sens que le dépistage des supposes futurs délinquants, que l’évolution de la justice des mineurs, qui prône désormais la répression plutôt que l’éducation. Ce qui est grave, c'est que cela pousse le public a penser que les enfants sont mauvais, dangereux, et qu'il faudrait s'en protéger. Et l'on ne s'en rend pas assez compte. Parce que la sacralisation de l'enfant masque cette réalité la. Le rêve parental du paradis de l'enfance est un rêve dangereux. Comme le sont toujours les rêves quand ils détournent la réalité.